Les mystères d’Oumuamua, l’astéroïde venu d’ailleurs

Vue d’artiste de l’astéroïde Oumuamua, qui a croisé le Soleil fin 2017. © ESO/M. Kornmesser
Le premier astéroïde interstellaire est probablement un ancien corps glacé qui a été brisé, puis chauffé avant d’être éjecté d’un autre système planétaire. Découvert dans le Système solaire en octobre 2017, il repart en laissant les astronomes face à une interrogation : est-il commun ou atypique ?

Oumuamua porte probablement bien son nom. Cet astéroïde venu de l’espace interstellaire découvert en octobre 2017 n’est peut-être en effet qu’un éclaireur — c’est la signification de son nom hawaïen. Selon Sean Raymond, auteur d’une étude publiée le 7 mars 2018, ce petit corps céleste de forme allongée serait le premier représentant d’une vaste population d’objets similaires. Leur point commun : avoir été éjectés de leur système planétaire après avoir été brisés en une multitude de morceaux lors du passage au ras d’une planète géante.

L’astrophysicien Sean Raymond.
Courtesy S. Raymond

 « Ces objets ne représentent que 1 % de la masse de tous les astéroïdes interstellaires. En revanche, ils dominent vraisemblablement par leur nombre », précise Sean Raymond, chercheur du Laboratoire d’astrophysique de Bordeaux (LAB). Mieux, d’après le modèle théorique élaboré par ses collègues et lui, les deux tiers de ces astres initialement gelés ont perdu une partie de leur glace lors de passages très près de leur étoile, avant leur expulsion dans l’espace interstellaire. La couleur observée sur Oumuamua lui confère d’ailleurs une nette ressemblance avec les objets primitifs glacés que l’on trouve au-delà de Neptune, dans les régions les plus froides du Système solaire.

Cet article scientifique arrive déjà après une petite dizaine de publications consacrées à la découverte exceptionnelle d’un corps céleste étranger au Système solaire. Pourtant, il est le premier à offrir un scénario complet pour décrire comment un tel objet a pu parvenir jusqu’à nous. Car jusqu’ici, les questions sont plus nombreuses que les réponses.

De quelle étoile vient Oumuamua ?

Première inconnue : l’origine d’Oumuamua. Compte tenu de sa direction d’arrivée et de sa vitesse, légèrement supérieure à 26 km/s, trois étoiles âgées de 10 à 15 millions d’années, et faisant partie de l’association Scorpion-Centaure, pourraient correspondre, selon Eric Gaidos (université d’Hawaï). Mais quelques autres, situées dans une autre association, Toucan-Horloge, distantes de 160 à 280 années-lumière, feraient aussi l’affaire. Dans les deux cas, les vitesses de déplacement dans la galaxie de ces groupes d’étoiles sont compatibles à quelques kilomètres/heure près avec celle d’Oumuamua. Cela conférerait au corps voyageur un âge d’environ 40 millions d’années.

Reste que trancher entre toutes ces possibilités est impossible. L’astéroïde a été découvert alors qu’il avait déjà viré autour du Soleil et qu’il repartait ; le nombre d’observations a été trop faible pour établir précisément sa trajectoire.

Un air de famille avec les objets de Kuiper

L’une des caractéristiques d’Oumuamua est sa surface légèrement rougie, comparable à celle des corps primitifs de la Ceinture de Kuiper, située au-delà de Neptune. Des objets également riches en glace, car formés et demeurés loin du Soleil. Or, Oumuamua est passé à seulement 37,5 millions de kilomètres du Soleil — plus près que Mercure — sans que ses éléments légers tels que l’eau ou le gaz carbonique ne se subliment en une gigantesque chevelure sous l’effet de la chaleur solaire, comme le ferait une comète.

Trajectoire d’Oumuamua (2017 U1) lors de sa traversée du Système solaire. À la différence des astéroïdes connus, ce corps n’est pas soumis l’attraction
gravitationnelle du Soleil. Il provient de l’espace interstellaire et y est retourné après son passage dans notre système stellaire. © ESO/K. Meech et al.

 

Le Britannique Alan Fitzsimmons (Queen’s University, Belfast) propose l’hypothèse suivante : au cours de son long voyage interstellaire de plusieurs milliers d’années, les rayons cosmiques venus de toute la Galaxie auraient modifié la surface d’Oumuamua au point d’en faire un véritable bouclier protégeant ses glaces de toute évaporation.

Pour Patrick Michel, cela ne tient pas : « Pourquoi, dans ce cas, est-ce que les comètes du Nuage d’Oort, soumises au même processus depuis 4 milliards d’années dégazent quand elles viennent près du Soleil ? » argumente ce spécialiste des petits corps dans le Système solaire à l’observatoire de la Côte d’Azur.

Une forme étonnante… et discutée

Autre grande question sans réponse : la forme supposée d’Oumuamua. Suivi pendant plusieurs jours à l’aide de grands télescopes, l’objet était trop petit pour que ses contours soient discernés directement. En revanche, les astronomes ont pu noter une variation de sa luminosité environ toutes les 7 h 20 min. Cela indique que l’astéroïde tourne sur lui-même. En appliquant à l’intrus un albédo (ou pourcentage de réflexion de la lumière solaire) uniforme, les astronomes en ont déduit ses mensurations. C’est là qu’est apparue la forme de cigare représentée notamment sur la vue d’artiste accompagnant le communiqué de presse de l’ESO (en haut de page).

Crédité de 400 m de long pour 50 m de large, Oumuamua a donc défrayé la chronique avec sa forme de vaisseau spatial sortie tout droit de Star Wars (si, si, regardez juste la scène d’ouverture des Derniers Jedi…). Pendant quelques semaines, les chercheurs se sont donc perdus en conjectures sur le mécanisme capable de produire un astéroïde ou une comète aussi oblongue, sans équivalent connu dans le Système solaire.

Modélisation de la forme de 216 Cléopâtre d’après des données radar de l’observatoire d’Arecibo.
Ce membre de la Ceinture d’astéroïdes fait environ 220 km de long sur 95 km de large. © Nasa/JPL

Toutefois, s’il est acquis qu’Oumuamua affiche une forme allongée, ses proportions exactes ne sont pas établies. Patrick Michel rappelle : « Certains donnent un rapport longueur/largeur de 10/1, ce qui est extrême. D’autres donnent 5/1 et d’autres 3/1. » François Colas, astronome à l’observatoire de Paris, avance : « L’objet est très probablement moins allongé. Il doit ressembler à l’astéroïde 216 Cléopâtre. Si on peut avoir confiance en la courbe de lumière, il peut y avoir un effet d’albédo qui accentue artificiellement l’apparence allongée. S’agit-il de deux lobes reliés par un pont de matière, un peu comme la comète Churyumov-Gerasimenko ? En tout cas, ce n’est probablement pas le “menhir” de la vue d’artiste. »

Sa rotation trahit un passé chaotique

La rotation d’Oumuamua sur lui-même donne aussi une autre information. Il ne tourne pas autour d’un seul axe, mais de deux. C’est pourquoi sa période de rotation est « d’environ » 7 h 20 min. Ce mouvement sur deux axes induit des irrégularités de période. Or, cela indique un passé chaotique. En d’autres termes, l’astre a été percuté par un ou plusieurs autres corps d’un gabarit comparable. C’est en tout cas ce qu’affirme Michal Drahus (observatoire de Cracovie). De plus, le chercheur polonais exclut toute collision récente qui aurait pu avoir lieu dans le Système solaire, par exemple lors de la traversée du Nuage d’Oort ou de la Ceinture d’astéroïdes. En effet, dans ce cas, l’objet aurait été accompagné de débris. Les collisions qu’il a subies datent donc vraisemblablement de son éjection de son système planétaire d’origine.

Les fragments de la comète Shoemaker-Levy 9, photographiées par le télescope Hubble (image composite). © Nasa/STSCI/JHU

Alors quelle est l’histoire d’Oumuamua ? Sean Raymond et ses collègues sont partis des faits connus par les astronomes et de modèles de formation planétaire qui servent à décrire l’évolution du Système solaire. Dans les simulations les mieux admises, beaucoup de petits objets primordiaux sont éjectés lors des phases de formation des planètes. « Et seul 1 % de ceux qui sont éjectés subit une rencontre très proche avec une planète géante qui les brise, comme cela a été le cas de la comète Shoemaker-Levy 9 lors d’un passage près de Jupiter en 1992 », explique Sean Raymond. Malgré ce faible nombre, les objets primordiaux ainsi brisés forment une multitude de fragments. Même s’ils sont petits, ils sont donc les plus nombreux à errer dans l’espace interstellaire.

Vieilli par son étoile

Mais cela ne suffit pas. Il faut encore expliquer pourquoi, malgré son aspect primitif — la fameuse coloration rouge qui trahit en général la présence de composés organiques —, Oumuamua est arrivé dans le Système solaire totalement dépourvu de glace en surface. Pour Sean Raymond, il est possible qu’Oumuamua n’ait pas été éjecté lorsque l’objet plus gros dont il est issu a été brisé en passant trop près d’une planète géante. ce fragment et les autres morceaux ont alors suivi au moins une dizaine d’orbites qui les ont amenés à passer assez près de l’étoile centrale du système. Le rayonnement de celle-ci les a « vieillis » rapidement. Exactement comme c’est le cas des comètes — par exemple celle de Halley — dans le Système solaire.

Ensuite, Oumuamua et ses congénères sont restés en sursis. À plusieurs reprises, ils ont croisé la planète géante qui les a déviés. Puis, au bout d’au moins dix orbites autour de l’étoile, l’une de ces rencontres a fini par propulser Oumuamua sur une trajectoire d’échappement vers l’espace interstellaire.

Une théorie vérifiable

Dans ce scénario, le modèle numérique appliqué par les astronomes indique que « 64 % des objets ainsi éjectés sont “éteints” ; seul un tiers d’entre eux doivent avoir conservé en surface des éléments volatils », précise Sean Raymond. Cette prédiction permet d’envisager, un jour, de vérifier sa théorie. En effet, d’autres astéroïdes interstellaires devraient bientôt être découverts à l’aide du futur Large Synoptic Survey Telescope (LSST). À partir de 2022, ce télescope de 8,4 m en débusquera en moyenne un par an, estiment Nathan Smith et Chad Trujillo (université d’Arizona). Le nombre de ces petits astres augmentant, les scientifiques pourront établir une statistique entre ceux qui sont inertes (des comètes éteintes) et ceux qui dégazent. Et ainsi mettre à l’épreuve le modèle de Sean Raymond.

À partir de 2022, le LSST balaiera le ciel chaque semaine en dévoilant des astres 15 millions de fois plus faibles
que ce que ne perçoit l’œil nu (magnitude 24) © M. Mullen Design/LSST Corp.

Ces observations à venir devraient aussi servir à élucider la forme d’Oumuamua. Interrogé sur ce point, Sean Raymond répond : « L’origine de sa forme est encore débattue. La fragmentation d’un corps la rend possible. Mais certains pensent qu’il s’agit d’un objet binaire. » Au-delà des spéculations sur le mécanisme qui a modelé Oumuamua, l’observation d’autres objets venus de l’espace interstellaire permettra de déterminer si notre visiteur d’octobre est plutôt commun ou s’il s’agit d’un cas exceptionnel.

Partir à la poursuite de l’astéroïde errant

Mais sans attendre d’autres découvertes, certains proposent de partir à la poursuite d’Oumuamua. C’est le cas d’Andreas Hein, ingénieur en aérospatiale et membre du comité de direction de l’Initiative for Interstellar Studies, une organisation à but non lucratif destinée à vulgariser et à promouvoir les voyages interstellaires. Son projet baptisé Lyra consiste à lancer une sonde spatiale de type New Horizons vers Oumuamua. L’entreprise n’est pas facile, car l’objet s’éloigne à 10 km/s plus vite que le plus rapide des engins en train de quitter le Système solaire (Voyager 1). Mais cela ne décourage pas Andreas Hein (lire son interview dans Ciel & Espace n°558, p. 17), qui imagine une manœuvre audacieuse : « Nous étudions une architecture basée sur une Falcon Heavy lancée en 2025 pour un rendez-vous en 2047, à 180 unités astronomiques [NDLR : 180 fois la distance Terre-Soleil]. La sonde pèserait entre 120 et 250 kg. […] Elle serait lancée vers Jupiter pour la propulser ensuite près du Soleil — à 3 rayons solaires. Là, elle allumerait un propulseur pour effectuer ce qu’on appelle une manœuvre d’Oberth destinée à l’accélérer à une vitesse élevée. »

Les obstacles techniques existent. D’abord parce que la trajectoire d’Oumuamua n’est pas connue avec une grande précision. Ensuite parce qu’une petite erreur de vitesse au moment de la manœuvre d’Oberth induit une grande erreur de position 180 unités astronomiques plus loin. Installer un télescope assez puissant sur la sonde permettrait de compenser ces incertitudes et d’observer l’objet à plusieurs centaines de milliers de kilomètres.

Sean Raymond cache l’attrait qu’exerce sur lui une telle mission en se cantonnant au plus probable : nous en saurons plus sur “l’éclaireur” en découvrant d’autres objets de même nature grâce au LSST.

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