Trou noir : les secrets d’une image

Le trou noir de la galaxie M87 photographié par l’EHT. © EHT Collaboration
La première photo d’un trou noir, révélée le 10 avril 2019, restera certainement dans les annales de l’astronomie. Un exploit collectif réalisé par 200 astrophysiciens dispersés sur toute la planète, et dont voici les coulisses.

« Elle est très belle, cette première image d’un trou noir. Je l’aurais aimée même si elle avait été très laide, mais elle est très belle. » Heino Falcke se souviendra toute sa vie de l’instant où la photo du trou noir central de la galaxie M 87 s’est dévoilée à son regard. Des silhouettes sombres comme celles-ci, bordées d’un croissant brillant, le professeur de l’université Radboud (Pays-Bas) en avait déjà vu des centaines sur son ordinateur. Mais il s’agissait de simulations. Cette fois-ci, l’image était réelle, obtenue grâce à un consortium de radiotélescopes dispersés sur toute la planète, l’Event Horizon Telescope (EHT), ou Télescope de « l’horizon des événements » (la limite lumineuse d’un trou noir), dont il est le directeur scientifique. « C’était comme rencontrer quelqu’un que l’on connaît depuis longtemps, sans l’avoir jamais vu », raconte l’astrophysicien. 

Photographier le trou noir de M 87 revient à discerner une mandarine sur la Lune.
Mais Heino Falcke a trouvé comment saisir un astre aussi discret.  © EHT Collaboration

Révélée le 10 avril 2019, l’image a fait le tour du monde et chacun a pu céder à sa magie. Mais qu’y voit-on au juste, au-delà d’un « trou » sombre ceint d’un anneau brillant ? « Quelque chose qui tourne très vite, pratiquement à la vitesse de la lumière, autour d’un trou noir aussi massif que 6,5 milliards de soleils, décrypte Monika Moscibrodzka, de l’université Radboud, qui a dirigé une partie de l’analyse des données de l’EHT. L’asymétrie de l’anneau de lumière est particulièrement fascinante. » Elle indique le sens de rotation de la matière autour du trou noir (en l’occurrence, le sens des aiguilles d’une montre). Plus généralement, ce que cette image montre, ce sont les photons qui sont passés au plus près qu’il est possible de frôler le trou noir sans être piégé par sa gravité. Et nous voyons le monstre, d’une taille équivalant à celle du Système solaire, pratiquement du dessus, « avec un angle d’environ 20° par rapport à l’axe de rotation », précise la chercheuse.

Plus impressionnant encore : le trou noir a beau être gigantesque, il est au cœur d’une galaxie qui est si lointaine que, sur le ciel, il n’est pas plus gros qu’une mandarine sur la Lune, vue de la Terre ! Pour parvenir jusqu’à nous, les photons qui se sont arrachés à la région proche de l’horizon du trou noir ont dû traverser le gaz surchauffé qui tourne autour, se propager pendant 60 000 ans à travers la galaxie elliptique M87, puis pendant encore 55 millions d’années à travers l’espace intergalactique… Alain Riazuelo, qui n’a pas participé au projet mais qui connaît bien les trous noirs, souligne la persévérance qu’a impliqué l’EHT : « Il y a vingt ans, on n’avait pas la capacité de faire cette image, mais on savait dans quelle direction aller pour réussir. Il a fallu du temps, mais ce qui est beau c’est qu’on y soit parvenu ! Cette image mérite de rester comme une image emblématique de l’astronomie. » 

L’astre visé réside au cœur de M87, une galaxie elliptique supergéante située à 55 millions d’années-lumière. © C. Mihos/ESO

C’est à Heino Falcke que l’on doit l’idée d’utiliser des radiotélescopes en réseau dispersés sur toute la planète pour observer la silhouette d’un trou noir. « Pendant ma thèse, un article sur l’émission en ondes submillimétriques de l’environnement du trou noir central de la Voie lactée m’avait interpellé. Je m’étais demandé si on ne pouvait pas s’en servir pour voir sa silhouette. Il m’a fallu six ans pour me convaincre que c’était possible ! » En 2000 donc, le principe de l’EHT était posé. Mais on était encore loin de posséder les instruments et les compétences nécessaires pour le mettre en route.  

Un télescope grand comme la Terre

La technique d’interférométrie à longue base, qui a permis de voir M 87* (nom de baptême du trou noir central de M 87), consiste à combiner les ondes captées par différents radiotélescopes éloignés de milliers de kilomètres pour reconstruire l’image que verrait un instrument unique de ce diamètre gigantesque. Elle nécessite l’installation d’horloges atomiques synchronisées sur chaque site d’observation. Car si pour un miroir unique la lumière est réfléchie vers un foyer où elle se recombine en temps réel pour former une image, ce n’est pas possible pour un miroir virtuel dont chaque fragment se situe sur un continent différent ! On effectue donc la recombinaison en différé, grâce à un supercalculateur appelé corrélateur, en ayant pris soin d’abord d’enregistrer les données avec un tempo strictement identique sur chaque site. 

Pour voir le trou noir, l’EHT a combiné les données recueillies par des radiotélescopes distants de plusieurs milliers de kilomètres
et reconstitué ainsi l’image que produirait un instrument unique d’un tel diamètre. © C&E

Ces dernières années, l’une des tâches de l’équipe de l’américain Shep Doeleman, directeur de l’EHT, a été d’installer des horloges ultraprécises — ne dérivant que de 1 seconde en 10 millions d’années ! —  au Mexique comme à Hawaï, au Pôle Sud comme en Espagne. « Il a aussi fallu mettre à jour les détecteurs de certains radiotélescopes, installer des systèmes d’enregistrement de données, et tester tout cela pour que l’ensemble puisse fonctionner de concert le jour J. Pour moi, cette organisation très précise, c’est le cœur de l’EHT », note Roberto Neri, de l’ Institut de radioastronomie millimétrique (Iram). 

En avril 2017, lors de la dizaine de jours consacrés à la toute première observation de l’EHT, Heino Falcke était au radiotélescope de 30 m de l’Iram, sur la montagne de Pico Veleta, en Espagne. Sans cet instrument, l’image n’aurait sans doute pas pu être faite car c’est lui, avec les radiotélescopes d’Hawaï et du Pôle Sud, qui permet d’obtenir les plus grandes distances entre instruments – et donc d’atteindre la résolution nécessaire. « Le temps était superbe, se souvient le chercheur. Nous observions de minuit à 8 h, et c’était très fatigant car il y avait aussi des choses à faire dans la journée. » 

De fait, sur les six sites d’observation de l’EHT, jamais le météo n’a été aussi bonne. Une chance car, malgré un voyage de 55 millions d’années jusqu’à nous, les photons de M 87* n’auraient pas pu franchir un barrage de vapeur d’eau ! « Nous avons su très vite que les observations s’étaient très bien passées partout, que nous avions a priori de bonnes données. Mais il fallait attendre encore de nombreux mois pour espérer obtenir une image, ne serait-ce qu’à cause du rapatriement des données du South Pole Telescope », reprend Heino Falcke. Avec un débit d’enregistrement de 32 Gbit/s, pour chaque station, il est illusoire d’espérer rassembler via Internet les données de l’EHT — le volume de celles-ci équivaut à celui d’une playlist au format MP3 qui durerait 5 000 ans. Elles sont donc enregistrées sur des disques durs, envoyés ensuite aux deux corrélateurs, à l’observatoire Haystack du MIT (Massachusetts) et au Max-Planck-Institut für Radioastronomie de Bonn. Et pour ceux du Pôle Sud, il a fallu attendre l’été austral et la fin de 2017…  

Les observations ont été menées en avril 2017, mais il a fallu patienter jusqu’à fin 2017 pour récupérer les données collectées
par l’antenne du pôle Sud. © D. Michalik/South Pole Telescope

Le 5 juin 2018, soigneusement traitées par les corrélateurs, les données étaient prêtes pour être diffusées auprès de la cinquantaine d’experts des quatre équipes d’imagerie chargées de reconstruire l’image du trou noir par quatre méthodes différentes. Kazunori Akiyama, l’un des superviseurs de ces travaux, se souvient de ce jour : « Avec mes collègues au Japon, cela faisait six ans que je travaillais sur des méthodes numériques d’imagerie. Et tout ça allait se transformer devant moi en une image de trou noir, la première ! J’avais tout préparé pour être sûr que, dès réception des données, je n’aurais plus qu’à appuyer sur un bouton pour fabriquer l’image en quelques minutes. J’avais très mal dormi. Mais lorsque j’ai vu l’image apparaître sur mon écran, ça a été l’un des moments les plus excitants de toute ma vie. » Dans un autre groupe, Monika Moscibrodzka évoque la même « expérience incroyable, un véritable eurêka. » Mais leurs images étaient-elles identiques ? Un mois plus tard, à Harvard, les quatre équipes les confrontent. Miracle, « les images qui surgissaient des écrans d’ordinateur les unes après les autres étaient les mêmes ! » raconte Heino Falcke.  

Et le trou noir de la Voie lactée ?

Au vu d’un tel succès, on peut se demander pourquoi l’équipe de l’EHT ne s’est pas tournée d’abord vers SgrA*, le trou noir central de notre propre galaxie, la Voie lactée. « SgrA* a aussi été observé pendant les nuits d’avril 2017, mais d’une certaine manière, M87 a été plus gentil avec nous », répond Kazunori Akiyama. Les deux cibles représentaient un défi différent. « Le diamètre de la silhouette d’un trou noir est pratiquement proportionnel à sa masse. Or, pour M87, nous avions une incertitude d’un facteur 2 sur cette masse. Si la fourchette basse avait été correcte, nous n’aurions peut-être pas pu faire d’image : la silhouette aurait été trop petite », explique le chercheur japonais. Pour SgrA*, le problème est d’un autre ordre. « Nous connaissions parfaitement sa masse et sa distance, donc sa taille théorique sur le ciel, mais nous savions aussi que son éclat varie beaucoup plus vite que M87 », poursuit-il. Comme il est des milliers de fois plus petit, la matière dans son disque en fait le tour plus rapidement. Résultat : alors que le rayonnement de M87* est stable pendant plusieurs jours, celui de SgrA* varie en quelques minutes ! « Pour SgrA*, ce ne sont pas des images que nous devons reconstruire, mais des films. Il faudra du temps et beaucoup de précautions pour y parvenir. » Sans compter que « la diffusion interstellaire est plus gênante » pour ce trou noir niché au cœur de notre propre galaxie, souligne Roberto Neri.

Kazunori Akiyama a piloté l’une des quatre équipes chargées du traitement des observations. © N. Wolfe Kotary, MIT Haystack Obs.

L’une des pistes pour améliorer l’EHT consiste d’ailleurs à l’utiliser non pas à 1,3 mm de longueur d’onde, comme en avril 2017 et 2018, mais à 0,8 mm car la Voie lactée serait bien plus transparente à cette longueur d’onde. « On gagnerait aussi 40 % en résolution, ce qui est loin d’être négligeable », note Roberto Neri. Inconvénient toutefois : cela nécessiterait d’équiper la majorité des radiotélescopes de nouveaux détecteurs. Autre piste : intégrer de nouveaux instruments au réseau pour en améliorer la sensibilité. « De ce point de vue, l’entrée de Noema dans l’EHT en 2020 est une avancée majeure », souligne l’astrophysicien. Avec ses douze antennes de 15 m installées sur le plateau de Bure (Hautes-Alpes), l’interféromètre de l’Iram permettra de gagner en sensibilité comme en résolution. « Nous avons aussi le projet de déménager un radiotélescope qui n’est plus utilisé du Chili vers la Namibie », ajoute Heino Falcke. Mais à plus long terme bien sûr, pour s’affranchir de la Terre qui fige la position des radiotélescopes et limite leur séparation à 12 000 km, il faudrait aller dans l’espace ! La veille de l’annonce de l’image de M 87*, Heino Falcke et son équipe de l’université Radboud ont justement publié une étude en ce sens. « Désormais, je pense que nous avons de très bons arguments pour défendre cette idée. »

 

Article paru dans le Ciel & espace 565

 

 

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