Imaginez-vous en train de flotter dans l’espace intersidéral. Bien à l’abri dans votre combinaison spatiale, vous ouvrez les yeux afin de contempler les myriades d’étoiles qui vous entourent. Mais à votre grande surprise, c’est l’obscurité complète. Pas une seule lueur ne parvient à vos pupilles. Seriez-vous dans un trou noir ? Impossible. La température extrême qui y règne vous aurait immédiatement décomposé. Au contraire, votre GPS galactique vous situe dans une région très froide de l’espace : à peine quelques degrés Kelvin, soit environ – 265°C. Vous êtes en plein cœur d’un nuage moléculaire. Une de ces régions de notre galaxie dans lesquelles, tôt ou tard, naissent les étoiles.
« Ces zones sont opaques à la lumière visible, car elle est absorbée aux abords du nuage. Elle ne rentre pas dedans », explique Ian Sims, de l’université de Rennes 1, qui s’est fait une spécialité de ces régions sombres du cosmos. Mieux, le chercheur anglais reproduit dans son laboratoire les réactions chimiques qui surviennent au cœur des nuages interstellaires.

Par leur densité élevée, ceux-ci sont le siège d’une chimie agitée. On y compte jusqu’à 10 000 particules par centimètre cube, soit le volume d’un dé à coudre. C’est très faible au regard des 10 milliards de milliards de molécules qui cohabitent dans ce même volume d’air sur Terre, mais c’est en moyenne 10 000 fois plus que le reste de l’espace alentour.
Et dans un nuage moléculaire, cette densité suffit pour que les particules se croisent et se recroisent, pour s’assembler en produits qui deviennent eux-mêmes réactifs… Des molécules complexes apparaissent ainsi au beau milieu de l’espace. En 2018, par exemple, le radiotélescope de Green Bank (États-Unis) a découvert du cyanobenzène dans le nuage moléculaire 1 du Taureau (TMC-1, pour Taurus Molecular Cloud). Une molécule aromatique à l’odeur d’amande, et la première jamais détectée. Parmi la foule de réactions possibles dans ces nuages, quelles sont les plus fréquentes ? Quels sont les enchaînements qui ont donné les molécules complexes qui composent aujourd’hui nos planètes ?
Recréer le froid de l’espace
Afin de le savoir, certains astrochimistes comme Ian Sims amènent le cosmos dans leur laboratoire. Pour le comprendre, direction l’Institut de physique de Rennes. Son sous-sol abrite un long caisson cylindrique, dans lequel sont reproduites des températures proches du zéro absolu. Aussi froides que celles qui règnent dans TMC-1. « Certains nuages descendent jusqu’à 6 K (–267°C), nous travaillons entre 10 et 20 K (–263 et –253°C) », explique Ian Sims.

C’est possible, à condition de sortir l’artillerie lourde. En entrée du caisson, de grosses bombonnes d’hélium comprimé libèrent leur gaz. Immédiatement, l’hélium se détend. Autrement dit, sa pression diminue à mesure qu’il s’écoule dans la cavité. Sa température chute, de la même façon que la valve d’un pneu se refroidit lorsqu’on le dégonfle. Mais dans le cas présent, l’hélium s’écoule à cinq fois la vitesse du son. Si bien que pour l’évacuer aussi vite qu’il n’arrive, d’immenses pompes sont à pied d’œuvre ; on les entend gronder dans la pièce voisine. Résultat : un écoulement stable aussi froid qu’un nuage interstellaire, qui servira de support aux mélanges chimiques.
Riche comme Cresu
Cette technique appelée Cresu, pour Cinétique de réaction en écoulement supersonique uniforme, ne date pas d’hier. Elle a d’ailleurs porté ses fruits en 2014 à l’institut de physique de Rennes, mais cette fois-ci dans un écoulement d’hydrogène, où l’on a fait réagir fluor (F) et dihydrogène (H2) pour produire de l’acide fluorhydrique (HF). Un peu plus tôt, le télescope spatial Herschel avait observé ledit acide dans de nombreux nuages moléculaires, confirmant par là qu’il est un très bon traceur du dihydrogène. Car ce dernier a beau être la plus commune des molécules (l’hydrogène compte pour plus de 90 % de la masse d’un nuage), il émet un signal trop faible pour être détecté directement.
En déterminant précisément combien de H2 produisent combien de HF, Ian Sims et son équipe ont fourni un chaînon manquant pour estimer la masse de ces nuages, qui peut atteindre 1 million de fois celle du Soleil. Conséquence de leur mesure : il a fallu rectifier du simple au double la masse de nombreux nuages connus dans notre galaxie. « C’est un beau travail, même si en astrophysique, un facteur 2 n’est pas une si grosse correction », plaisante Ian Sims lorsqu’il évoque ce résultat, « l’un de mes préférés ».
En 2016, l’Europe décerne au laboratoire rennais une prestigieuse bourse ERC de 2,1 M€ pour répondre à une nouvelle question : comment reconnaître les molécules qui apparaissent dans le caisson ? Car jusqu’alors, la méthode employée a ses limites. Elle consiste à envoyer une impulsion laser afin d’exciter les molécules. Chacune d'entre elles se débarrasse alors de ce surplus d’énergie en émettant à son tour une impulsion lumineuse. Vue ! Elle trahit ainsi sa présence. Mais le phénomène ne survient, pour chaque espèce chimique, qu’à des fréquences laser bien précises. C’est facile à programmer quand on connaît ce que l’on cherche. Quasi impossible sans savoir quelle molécule est apparue.

Faire gazouiller la lumière
Ian Sims a recours à une technique particulière. Celle inventée par le chimiste américain Brooks Pate, il y a une douzaine d’années. Au lieu d’envoyer une seule fréquence, la source de lumière est configurée pour balayer en une fraction de seconde un large éventail de fréquences. Une gamme d’ondes coincées quelque part entre lumière infrarouge et celles émises par votre routeur wifi. Alors seulement, l’on est sûr d’avoir touché précisément la fréquence capable de chatouiller telle ou telle molécule interstellaire.
S’il était convertie en son, cette impulsion lumineuse s’apparenterait au gazouillis (chirp en anglais) d’un oiseau. Ce qui lui a valu à cette méthode son nom de chirped pulse. Le tintement peut ainsi aller des sons graves jusqu’aux aigus. Ou inversement. « On est capable d’envoyer des chirps qui montent, ou des chirps qui descendent. Et même des chirps saccadés », commente Ian Sims. « La beauté de ce transmetteur, c’est qu’on peut programmer n’importe quelle forme d’onde depuis l’ordinateur. »
Un instrument quasi unique en France
Rouge-gorge, moineau ou mésange, il n’y a qu’à demander ! Tous sont dorénavant dans les cordes de l’instrument, fabriqué sur mesure pour l’expérience. « Il ne doit pas y avoir plus d’une demi-douzaine de chirped pulse en France, estime Ian Sims. Mais le nôtre est probablement le plus puissant dans la bande E [entre 60 et 90 GHz, NDLR] et nous sommes les seuls à coupler ce type de source avec la technique Cresu. »
Au total, il aura fallu deux ans pour développer une source de lumière qui fonctionne aujourd’hui tambour battant. « Notre chirped pulse balaye efficacement toutes les fréquences depuis novembre 2019 », annonce Ian Sims, avant de prédire une avalanche de découvertes en 2020. Parmi différentes réactions chimiques déjà testées, l’équipe a notamment remarqué que l’une d’entre elles s’accélérait… à basse température. Un résultat contre-intuitif en chimie, dont Ian Sims avait perçu les premiers indices dans les années 1990 lorsqu’il participait au montage du tout premier Cresu à Rennes, et qu’il doit publier bientôt. Affaire à suivre donc. Et d’ici là, les oiseaux n’ont pas fini de chanter dans les nuages interstellaires…
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